"Les vapeurs de la cheminée rouge et blanche se confondent avec les nuages de ce début d’automne. La fonderie de Century Aluminium, à Hawesville, dans l’ouest du Kentucky, est un gros hangar immaculé posé entre les champs de maïs et la rivière Ohio, face à l’Indiana. Elle est réputée dans le secteur pour la pureté de l’aluminium qu’elle produit, prisé par l’aéronautique, et notamment pour les avions de chasse de l’armée américaine. Construite dans les années 60, c’est l’une des six dernières fonderies du pays (il y en avait 23 en 2000), ces sites où l’alumine, extrait de la bauxite, est transformé en aluminium par électrolyse. «On fait un peu de la magie noire», sourit le président de la branche locale du Syndicat des métallos (USW), Andy Meserve, 42 ans, qui travaille à la fonderie depuis quinze ans. Les mains dans les poches de son sweat rouge, il a les yeux fatigués par sa journée à l’usine : «Ce sont des boulots assez intenses, assez physiques. Et c’est un processus qui consomme énormément d’électricité : quand on produit à pleine capacité, on utilise chaque jour autant d’énergie qu’une ville de 500 000 habitants !» Non pas qu’aujourd’hui l’usine tourne à plein. En 2015, avec le plongeon du cours de l’aluminium, trois lignes de production sur cinq ont été stoppées dans la fonderie, et 300 ouvriers licenciés. «On pensait vraiment que c’était fini, que ces boulots, bien payés pour la région, avec des bonnes prestations sociales, allaient disparaître», se souvient Andy. Et puis Donald Trump est arrivé.
"«Règles du jeu»
"En mars dernier, le président américain s’est lancé dans un bras de fer commercial, imposant des droits de douane punitifs de 25 % sur l’acier et 10 % sur l’aluminium, avec pour objectif déclaré de montrer ses muscles protectionnistes et faire flancher la Chine, accusée d’inonder le marché avec ses surcapacités subventionnées. Donald Trump ne rate jamais une occasion de vanter son bilan économique et commercial «exceptionnel» sur son compte Twitter ou, comme cette semaine, à la tribune de l’ONU. «Les usines ouvrent partout aux Etats-Unis, les métallos travaillent à nouveau, et beaucoup d’argent arrive dans nos caisses», tweetait-il, par exemple, en août.
"Renforcé par la bonne santé de l’économie américaine, avec un faible taux de chômage (lire page 6) et une croissance robuste (lire page 5), le Président a fait de sa réforme fiscale et de sa politique commerciale «America First» son argument massue pour convaincre les électeurs, à cinq semaines des midterms. Le 6 novembre, le camp républicain, en position défensive, tentera en effet de conserver sa majorité à la Chambre des représentants et au Sénat.
"Century Aluminium, dont le siège est à Chicago, faisait pression depuis des années pour la mise en place de tels tarifs. Dans leur sillage, l’entreprise a annoncé la réouverture de ses lignes de production mises à l’arrêt à Hawesville, l’investissement de 150 millions de dollars (plus de 129 millions d’euros), et l’embauche de 300 ouvriers, avec des salaires moyens de 65 000 dollars par an, jusqu’à 90 000 dollars avec les prestations sociales. Faisant de la fonderie d’Hawesville la vitrine de la politique commerciale du Président. «Cet exemple montre comment les tarifs douaniers de Trump et sa politique fiscale renforcent nos industries manufacturières et de défense, et améliorent le sort des travailleurs américains», s’est empressé d’écrire Peter Navarro, conseiller économique du dirigeant américain, au sujet de la fonderie, dans une tribune publiée en mai par USA Today.
"Renforçant encore un peu plus l’effet de loupe, l’administration Trump a envoyé son émissaire, en la personne du secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, lui-même ancien magnat de l’acier, pour le redémarrage de la troisième ligne de production fin août. Une cérémonie d’inauguration en forme d’opération de communication, avec ministre et gouverneur (le républicain Matt Bevin, un fidèle de Donald Trump) sous casques de chantier. «La politique commerciale de l’administration Trump a beaucoup soulagé les travailleurs de l’industrie de l’aluminium, en uniformisant les règles du jeu et en s’assurant du maintien de la compétitivité de notre industrie», a loué le PDG de Century Aluminium, Michael Bless, à cette occasion.
"...«Colonne vertébrale»
"Le Kentucky, terre acquise à Donald Trump qui y a remporté 62,5 % des suffrages en 2016 (jusqu’à 85 % dans certains comtés), n’applaudit pas franchement la politique commerciale du Président. Car le «Bluegrass State» compte tout un éventail d’industries, touchées différemment par les taxes douanières et leurs représailles chinoises. Le long de ses routes qui serpentent dans les collines, parsemées de boîtes à lettres rouillées, de drapeaux américains et d’églises baptistes, se succèdent champs bien peignés (maïs, soja, tabac), et distilleries de bourbon (95 % du bourbon mondial y est produit). Depuis quelques mois, l’exportation de produits agricoles, comme celle du bourbon, est sous le coup de nouvelles taxes douanières imposées, en représailles aux tarifs américains, par l’Union européenne, le Canada et la Chine.
"«Certes, les taxes aident les quelques fonderies du pays, mais moi, je m’inquiète surtout pour nos agriculteurs, qui ont perdu des marchés, raconte Jack McCaslin, juge exécutif (démocrate) du comté de Hancock, où se situe la fonderie d’Hawesville. Pour l’instant, l’administration a décidé de les subventionner, mais pour combien de temps ? Et je m’inquiète pour le consommateur, qui finira par payer plus cher des objets du quotidien si Trump ne revient pas sur ses tarifs…»
"Dans le Kentucky, comme au Texas, les juges de comtés comme McCaslin sont élus et dotés d’un pouvoir exécutif sur la zone. «Bien sûr, comme tout le monde, j’aimerais que l’Amérique recommence à fabriquer des choses : la colonne vertébrale de ce pays, c’est son industrie, reprend McCaslin, assis à son bureau recouvert de photos de famille et d’un petit bateau en cuivre où il est écrit : "Celui qui marche avec Dieu arrive toujours à destination." Mais il y a d’autres façons de faire que de commencer une guerre commerciale avec des pays dont les économies sont interdépendantes de la nôtre.» Les plus gros marchés d’exportation du Kentucky, cinquième Etat le plus pauvre des Etats-Unis, sont notamment le Canada, l’Union européenne et le Mexique, contre lesquels Donald Trump a imposé des barrières tarifaires."
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