"Il y a des « saintes colères », des colères justes. Mais comment discerner la justesse d’une colère, ou l’acte de justice qu’elle revendique ? Comment faire droit aux soulèvements et aux emportements passionnels qu’ils supposent toujours ? Comment légiférer sur des colères ? Que veut-on dire quand on les dit légitimes ? Que serait donc un droit de soulèvement ? En 1795 parut chez Jacquot, à Paris, un fascicule de cinq pages intitulé Insurrection en faveur des droits du peuple souverain. Il portait en exergue cet article, le trente-cinquième, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1793) : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Au même moment — soit en 1792 et 1793 —, les Enragés de la Révolution française publiaient leurs écrits, adresses ou pamphlets qui ont été, finalement, réunis sous le titre Notre patience est à bout (1). Bien plus tard, au Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907, on vit se lever Emma Goldman lors de l’avant-dernière séance. Elle proposait à l’assemblée l’adoption d’un texte en faveur du droit de révolte. Elle lut la déclaration suivante, que son camarade Max Baginski avait signée avec elle :
"« Le Congrès anarchiste international se déclare en faveur du droit de révolte de la part de l’individu comme de la part de la masse entière.
"« Le Congrès est d’avis que les actes de révolte, surtout quand ils sont dirigés contre les représentants de l’Etat et de la ploutocratie, doivent être considérés d’un point de vue psychologique. Ils sont les résultats de l’impression profonde faite sur la psychologie de l’individu par la pression terrible de notre injustice sociale.
"« On pourrait dire, comme règle, que seul l’esprit le plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de profondes impressions se manifestant par la révolte interne et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte peuvent être caractérisés comme les conséquences sociopsychologiques d’un système insupportable ; et comme tels, ces actes, avec leurs causes et motifs, doivent être compris, plutôt que loués ou condamnés.
"« Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie, l’acte de révolte, sans considérer son caractère psychologique, sert un double but : il mine la base même de la tyrannie et soulève l’enthousiasme des timides. (…)
"« Le Congrès, en acceptant cette résolution, exprime son adhésion à l’acte individuel de révolte de même que sa solidarité avec l’insurrection collective. »
"...L’impression que l’on retire de cette description très générale est que la colère, à peine reconnue dans sa puissance historique, se voit aussitôt réfutée, puisque rabattue sur les noirs desseins ou les noirs destins — vengeance, ressentiment, paranoïa — qui la canaliseraient fatalement. Où va donc la colère ? La tradition philosophique semble répondre qu’elle va mal dans tous les cas. Aussi ne trouve-t-on aucune trace de la « colère » — pas plus que de la « révolte » ou du « soulèvement » — dans le Dictionnaire de philosophie politique dirigé par Philippe Raynaud et Stéphane Rials (3). S’il y a bien une histoire philosophique de la révolution, d’Emmanuel Kant à Karl Marx et au-delà, il n’y aurait des soulèvements, avec leurs colères « psychologiques » afférentes, qu’une série sans suite de crises anachroniques. C’est comme si la colère elle-même contribuait à creuser la différence et, bientôt, l’opposition entre révolution et révolte, comme l’a bien raconté Alain Rey au plan de l’histoire sémantique (4).
"Il reviendrait à une anthropologie politique de penser la colère à l’œuvre dans les gestes de soulèvements : de penser la puissance intrinsèque de son mouvement avant que de postuler son projet dans l’ordre des rapports de forces ou des questions de pouvoir. Ne pourrait-on imaginer une phénoménologie des colères politiques ? Certains sociologues — tels Jean Baechler (5), Vittorio Mathieu (6) ou Daniel Cefaï (7) — et historiens — tels Haim Burstin (8) sur les « sans-culottes » de 1789 ou Louis Hincker (9) sur les « citoyens-combattants » de 1848 — s’y sont essayés. Mais cela suppose un point de vue transversal aux constructions historiographiques et philosophiques standards, comme on le voit par exemple dans ce commentaire inédit de Georges Bataille au livre Humanisme et terreur de Maurice Merleau-Ponty : « Il est un point de vue plus général, que Hegel indique [sans le développer], et que l’angoisse dérobe à Merleau-Ponty. Mais il suppose une adhésion si entière à notre situation humaine qu’en quelque sorte on entre dans la convulsion elle-même (10). »
"Bataille, à travers ces mots, indiquait un mouvement d’excès que le génie hégélien, selon lui, avait laissé entrevoir : quand la pensée même se met en colère sans rien lâcher de sa consistance et de sa rigueur. Voilà un point de vue anarchiste, sans aucun doute. Non par hasard, les textes de Michel Bakounine, réunis par Etienne Lesourd d’après Gregori Maximov sous le titre Théorie générale de la révolution, n’hésitent pas à construire quelque chose comme une équivalence anthropologique entre l’acte de penser et celui de se soulever (11). Les « deux facultés précieuses » et concomitantes accordées à l’espèce humaine, lit-on dans ces textes, seraient ainsi « la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter » :
"« L’homme ne devient réellement homme, il ne conquiert la possibilité de son développement et de son perfectionnement intérieur qu’à la condition d’avoir rompu, dans une certaine mesure pour le moins, les chaînes d’esclave que la nature fait peser sur tous ses enfants. (…) L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué comme homme ; il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée. »
"...Pas de mots magiques pour l’émancipation
"Voilà, en tout cas, de quoi nous prévenir que les mots « soulèvement », « insurrection » ou « révolte » ne sauraient d’aucune façon donner des clefs — tels des mots magiques — pour tout ce qui touche aux désirs d’émancipation et, en général, à la constitution du champ politique. Nous sommes, là-dessus, bien loin du compte (la modestie sera donc de mise). Où va donc la colère ? C’est une question qui ne dépend pas unilatéralement de la puissance que son torrent déploie. C’est une question dialectique, ou qui en appelle à une réponse dialectique. Bertolt Brecht nous en donne un aperçu à la fois très simple et très subtil lorsque, dans son Journal de travail, il réfléchit — en date du 28 juin 1942 — sur ce paradoxe que « la haine n’est pas spécialement nécessaire pour la guerre moderne (20) ». Où va donc la colère dans les totalitarismes guerriers ? « Le fascisme, répond Brecht, est un système de gouvernement capable d’asservir un peuple à tel point qu’on peut abuser de lui pour en asservir d’autres. » Et n’allez pas me dire qu’il s’agit seulement d’histoires passées.
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